Sem: censeur des élégances contesté
Sem ne s´était pas fait que des amis avec cette série d´articles, puis avec les grandes pages de caricatures de son album. Chez les couturiers et chez les clientes, les protestations ont été vives. Je pense que c´est de cette époque que date une sorte de rupture psychologique avec Poiret lui-même, car il semble que Sem n´ait jamais été invité aux soirées et fêtes du grand meneur de jeu des élégances parisiennes.
À l´avance, Sem avait eu conscience de ce risque de rejet. Le célèbre dessin de l´album
Le Vrai et le faux chic, où l´on voit une dame ridiculement habillée le poursuivre en le menaçant de son ombrelle, pendant qu´un petit roquet aboie à ses côtés, l’atteste. Avec ce dessin, Sem fait plus que signer. Ainsi que l´a fait remarquer Fabrice Masanès dans un article publié dans
Les Feuillets Sem (Novembre 1997), sa présence en autoportrait au milieu des caricatures montre bien qu´il ne se comporte pas en juge et critique externe, cela d´autant moins qu´il n´a au fond que de bonnes intentions vis-à-vis de la classe sociale à laquelle il appartient toujours. Il assume ses prises de position dans ses articles comme dans ses dessins, moins que jamais il n´est un observateur lointain !
Pendant les années dramatiques de la Guerre de 1914-1918, Sem n´a jamais eu le goût de parler mode, huit-reflets ou chiffons.
Et puis le temps a passé, pour les couturiers comme pour leurs clients, aux années terribles ont succédé ce qu´on appelle les Années Folles.
Dans le domaine de la mode, les habitudes changent lentement mais sûrement, et si on veut bien se rappeler les mots de Sem en 1911: « on constate dans la nouvelle génération un progrès très sensible vers la simplicité et le confort […] ce mouvement est certainement dû à l´influence du goût pour le sport ». Le mouvement entamé avant 14 se réalise après-guerre.
Les noms de couturiers qu´on chuchotait avant la guerre, Coco Chanel et Jean Patou surtout, ont maintenant droit de cité à côté de ceux de Worth et de Paul Poiret.
Ce dernier a beaucoup perdu de son importance, et il sortira ruiné de l´Exposition des Arts Décoratifs de 1925. Worth reste une « valeur sûre » : Sem lui consacrera une belle page dans l´album publicitaire Voyage autour de ma colonne.
Valeurs sûres et valeurs montantes
Chanel ouvre ses premières boutiques en 1913 à Deauville puis en 1917 à Biarritz. Ensuite ce sera Paris, où elle est voisine de Sem, avant qu´il ne déménage boulevard Lannes. Elle lance les modèles souples en tissus fluides qui flottent loin du corps qu´elle porta longtemps à contre-courant, et elle décide ses clientes à découvrir leurs chevilles. Fidèle amie de Sem, elle l´invite à surveiller avec elle ses défilés, de son fameux escalier rue Cambon. Il la dessinera plusieurs fois présentant des chapeaux, comme du temps où elle ravissait – ou scandalisait – Paris avec ses trouvailles de modiste.
Dans les albums tardifs, Sem exécute pour elle des publicités magnifiques.
Jean Patou est lui aussi incontournable. Il présente dès la fin de la guerre des collections dont les Américaines, et pas seulement elles, raffolent. Sem le croque, très « grand seigneur », à l´entrée de son salon ou dans le bar de la maison de couture au milieu d´un groupe de jeunes vendeuses, et réalise dans
White bottoms une publicité tout à fait moderne pour ses costumes de bain. Elsa Maxwell, cette chaleureuse Américaine qui œuvra tant à faire connaître aux États-Unis la mode parisienne, et tout spécialement celle de Patou, est une des victimes favorites des grands albums de la série du
Nouveau Monde. Madame Paquin, « la reine », avait eu droit en 1912 à un beau dessin au milieu des Buffoneries de l´album
Sem à la Mer. Mais après la guerre, ni elle, ni les autres grands couturiers, les sœurs Callot, Madame Lanvin ou Madeleine Vionnet, bien qu´ elles commencent à faire parler d´elles, n´ont droit à un dessin de Sem.
Pourtant il dessine, d´un trait aussi précis et vif qu´autrefois, les nouvelles représentantes du chic parisien. Dans ses derniers albums comme dans les numéros de
L´Illustration de la fin des années 20 que nous connaissons, il nous donne de belles images, le plus souvent caricaturales, du monde de la mode d´après-guerre, autant pour les dames : tailles et bustes effacés, robes s´arrêtant au genou, cheveux coupés et maquillages excessifs, que pour les messieurs, dont la silhouette est devenue molle, les pantalons flottants, les chapeaux fantaisistes.
Sem et le style « après-guerre »
En 1920 il écrit à Mlle Zizi, la petite fille du caricaturiste Rip : « je vous complimente d´avoir osé blaguer les excentricités de la mode que la guerre n´a pu rendre raisonnable. Cette mode sans vergogne a chipé les robes courtes des petites filles pour les passer à leurs mamans [...] et les petites filles se vengent. C´est bien fait, et tant pis pour les mamans ». Sem n’en dit pas plus sur la mode courte. Pas d´articles de Sem sur la mode comparables aux chroniques d´avant la guerre, sinon un article dans Le Journal datant de février 1925. Sur un mode plaisant comme à son habitude, Sem regrette que la mode féminine, empruntant « trop » à la mode masculine, en arrive à déprécier celle-ci en conséquence. Il donne en exemple les tissus de pardessus d´hommes en cheviotte utilisés par Mme Chanel ainsi que, et cela donne à l´article son titre humoristique « C´est la faute du lapin », le fait qu´il n´y ait plus assez de feutre sur le marché pour fournir le matériau nécessaire aux chapeaux des messieurs et aux calottes des dames, que d´ailleurs il trouve affreuses et aussi peu seyantes que possible !
Regrette-t-il encore et toujours les silhouettes altières de la Belle Époque ? L´article qu´il écrira dans L´Illustration au moment du décès de son ami Boldini, en Janvier 1931, est peut-être une réponse : « c´était l´époque des femmes [...] aux bustes cambrés, aux croupes saillantes [...] les bras retournés dans un paroxysme de coquetterie [...] des échafaudages de cheveux ondulés où luisaient doucement les perles et l´écaille blonde ».
Deux planches du troisième album de la série du Nouveau Monde sont peut-être une autre réponse. Il s´agit de celles où il dessina les « derniers défenseurs de la courtoisie française ». Les messieurs, Boni de Castellane et M. Vieil-Picard, ressemblent, légèrement vieillis, à ce qu´ils furent à la Belle Époque. Leurs costumes n´ont pas pris une ride, seuls peut-être leurs dos et leurs visages. Mais Madame Gebhardt, devant son fauteuil de style, se montre tout à fait à l´aise et très grande dame malgré – ou à cause de – sa robe raffinée mais courte et ses cheveux à la coupe sportive. Sem a peut-être voulu montrer par là que la courtoisie était une chose, la vraie élégance une autre et qu´il n´hésitait pas à trouver charmantes les audaces de la mode de son temps.
Elisabeth Rombach
diplômée d’études de Sciences politiques,
diplômée du Collège européen de Bruges,
conférencière à l’Université populaire de Rhénanie.
Conception François San Millan et Martin Gouyou-Beauchamps