La transatlantique du jazz
Les orchestres militaires débarqués avec les soldats du général Pershing en 1917 sont rejoints après-guerre par d’autres groupes de jazz américains, et en l’espace d’un an, le phénomène du jazz prend une énorme amplitude à Paris et dans les autres capitales européennes. Une sorte de « circuit transatlantique » commence à s’organiser entre New York, Paris, Londres et Berlin. Les musiciens sont recrutés aux États-Unis par des chefs d’orchestre puis passent quelques mois ou même quelques années en Europe, où il se développe très vite une « infrastructure » propice à la vie du jazz. Revues de music-halls, en passant par les dancings et les restaurants jusqu’aux bars et aux caves forment un réseau de lieux qui font travailler les musiciens et danser leur public.
Un orchestre du diable
C’est dans un de ces lieux qu’on retrouve Sem au début des années vingt, pour sa première rencontre avec le jazz, avant sa « conversion » à cette nouvelle vogue. Son goût pour la nouveauté, les soirées, le spectacle et la danse ne pouvaient que le conduire à observer le phénomène du jazz sur le terrain. Rien de ce qui est nouveau, ne pouvant lui échapper.
C'est en 1920, qu'il commente cette vie nocturne, écrits réunis en 1922 dans La ronde de nuit. Dans ce récit, Sem nous emmène dans un dancing clandestin en dehors de Paris. Au début, l’artiste se montre amusé par les petits rituels qui accompagnent les aventures des noctambules qu'il met en scène. Recherche du lieu (une villa cachée dans une forêt), présence du videur qui règne sur la queue à l’entrée où s’impatientent les adeptes de la danse. Mais une fois entré, Sem semble bouleversé, voire terrorisé, par ce qu’il voit dans la salle de danse. « Je suis projeté au milieu d’une inimaginable cohue ournoyante d’hommes et de femmes en tenue de soirée, qui, dans une demi-nuit brouillée de fumée, dansent furieusement, entraînés par un orchestre nègre déchaîné.
Bousculé, roulé par ce cyclone, étourdi par le tumulte, aveuglé par la fumée, je m’aplatis dans un coin. Un peu abrité, je cherche à me ressaisir, à voir clair dans ce brouillard assourdissant, secoué par cette cadence enragée. » Le ton est donné. Suit un développement sur cinq pages : Sem parle de « tohu-bohu », de « scènes tintamarresques et nocturnes », il plaint « le violent contraste entre l’élégance raffinée des femmes emperlées... et la misérable vulgarité du lieu. ». Il ne cache pas son malaise devant ce qui, pour lui, symbolise ce nouveau monde frénétique et inquiétant. « Fini, le bouge classique à apaches, le bastringue à chaloupée. Périmé, tout cela, très avant-guerre. Le dancing clandestin est un mauvais lieu d’une horreur inédite, d’une perversité paradoxale, [...], très significative de cette étrange époque où sévissent le jazz band et le mouvement dada. C’est l’assommoir moderne ».
Les commentaires sur les musiciens ne sont guère plus chaleureux. Pour lui le pianiste est « un nègre hilare et féroce, un sauvage qui donne une raclée à son pauvre instrument », et le batteur un « démon noir, agitant des bras innombrables, armés de baguettes tourbillonnantes, se démène furieusement au milieu de son établi à tintamarre. En bref, « un orchestre du diable ».
La nuit se termine en bagarre et avec des coups de revolver. La première rencontre entre le caricaturiste de la Belle Époque et le son des Années Folles est plutôt ratée.
L'âge de la danse
Le jazz, n'en déplaise à Sem, continue à gagner des adeptes en France.
C’est dans un autre article, écrit un an plus tard, intitulé L’âge de la danse*, que Sem va modifier son jugement. Il y fait preuve de sa capacité d’observation et de son talent d’adaptation aux nouvelles tendances.
Il décrit maintenant la danse, surtout le fox trot et le shimmy —deux des danses dites « jazz » de l’époque— comme des phénomènes de santé corporelle et réclame « le jazz à toutes les étages! ».
C’est plus loin, dans le même texte qu’on comprend pourquoi Sem a si vite adopté une attitude aussi positive vis à vis d'un phénomène qu'il avait si durement qualifié et rejeté.
Illustré par une danseuse d’apparence tribale africaine, Sem explique le « grand service » que la « danse américaine » a rendu aux Français. « C’est la gaieté toute nue des sauvages et des bêtes, celle des êtres jeunes et naïfs. Content d’exister et de se mouvoir. C’est la joie gesticulante des bons nègres hilares, celle des enfants lâchés en liberté dans les cours de récréation…». Plus loin, « Et plus cette joie est purement réflexe, animale, plus elle est bienfaisante pour nous, intellectuels surmenés, qui ne vivons que par notre cerveau saturé d’abstractions. Ce besoin de danser n’est que la revanche du corps sur l’esprit, la réaction nécessaire, le juste retour à la nature. Nous sommes des trop vieux civilisés, et cette musique primitive nous communique sa naïveté, nous refait pour un instant des âmes simples d’enfants ». Gaieté sauvage, naïveté animale, primitivité – le vocabulaire avec lequel Sem décrit les atouts du jazz, émane directement d’un discours, qui, du philosophe Rousseau au Douanier Rousseau, le peintre, ou encore à Gauguin ou aux cubistes, a construit une image de l’Africain comme « simple mais noble sauvage ». Cette image, renforcée par la mise en scène des tribus africaines exhibées lors des Expositions Universelles de 1886 et 1900, est vite indexée aux attributs du jazz.
Une certaine identification inconsciente du coté de Sem et des jazzmen, n'est pas à écarter. Comme eux, il est venu à Paris en arrivant d’un monde bien différent, et comme eux il a dû s’adapter aux attentes du public parisien. Si les musiciens américains ont dû poser en costumes africains pour jouer aux sauvages nobles, Sem aussi a dû incorporer un certain rôle qui lui permettait d'entrer dans le monde du Jockey-Club, des casinos de Monte-Carlo et des restaurants chics de Paris auquel il n'était pas préparé. Sem n’est peut-être pas le nègre du Tout-Paris, mais sûrement son singe !
Christophe Rombach
* La ronde de nuit.
Conception François San Millan et Martin Gouyou-Beauchamps