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La simplicité et le confort pour tous
Sem a dû répondre à de nombreuses critiques, semble-t-il, ce qu´il fera au fur et à mesure de la parution des chroniques. L´une de ces critiques, la plus importante, concerne son conseil de n´acheter que de beaux tissus. Je voudrais citer une partie de sa réponse : « une expression inexacte que j´ai laissée passer dans ma dernière chronique […] semble me faire dire qu´on ne peut s´habiller avec goût qu´en dépensant beaucoup d´argent. Ce serait tout à fait décourageant […] Je crois qu´aujourd´hui, avec les moyens mécaniques dont on dispose et les progrès qu´on a apportés dans l´industrie des tissus, il est possible d´obtenir de bonnes étoffes, très suffisamment souples et fermes, à des prix abordables [...] surtout si les producteurs s´en tiennent sagement à quelques types classiques d´étoffes ».
Cette longue citation nous montre un Sem prenant au sérieux le reproche d´élitisme qu´on a pu lui faire et s´en défendant. Il n´ignore pas non plus les chances de la modernisation des techniques. De même sait-il que la mode évolue parce que les conditions de vie changent. Il écrit : « on constate déjà dans la nouvelle génération un progrès très sensible vers la simplicité et le confort. Beaucoup de jeunes gens s´habillent très convenablement et dans un bon style.
Ce mouvement est certainement dû à l´influence du goût pour le sport, qui s´est beaucoup développé et au désir d´imiter la manière anglaise ». Sem est probablement au fait des idées d´avant-garde d´une certaine Gabrielle Chanel. Les articles de Sem sur la mode masculine ont été complétés, toujours dans
Le Journal, par un long article sur « Les chapeaux » (hauts de forme et melons), où il oppose la façon française de se coiffer (chapeaux très justes et portés vers l´avant) à la façon anglaise (chapeaux emboîtant bien la tête et portés plutôt vers l´arrière). Il y raconte largement et dessine sa première visite du chapelier londonien Lock, visite qui a fait l´objet d´une grande plaquette de publicité et dont les calques de travail ont été montrés dans l´exposition de l´ École Estienne à Paris.
La grande campagne de 1911 sur la « mode masculine » a précédé de peu celle sur l´élégance ou plutôt sur « les erreurs » de la mode féminine pour laquelle Sem rédigea et illustra de façon magistrale toute une série d´articles dès 1913, en reprenant le titre accrocheur et déjà connu : « Le vrai et le faux chic ».
Sem et la mode féminine
Il n´est pas difficile de constater que le nombre de dames « croquées » par Sem a brusquement augmenté, avec le succès : elles sont 3 dans le premier album parisien et 17 dans le second ! Les femmes font naturellement partie du monde snob où il se meut, mais ses caricatures ne disent pas grand chose sur l´intérêt que porterait Sem à la mode féminine en elle-même. C´est après-coup, à la suite de réflexions et d’observations sur la vraie et la fausse élégance, que l´on peut dire que Sem a profondément aimé dessiner la mode de la Belle Époque.
En raison de la technique des lithographies d´ailleurs, il privilégie les vêtements unis, qu´il présente le plus souvent sur un fond coloré pour mieux accrocher le regard. Bien sûr il ajoutera volontiers le détail coloré d´une chevelure, d´un chapeau, d´un parapluie. Mais nous sommes loin de voir sur les caricatures, les créations des grands couturiers que ces dames portaient.
Qui étaient ces couturiers, en cette fin de la Belle Époque ? Le grand Worth, rue de la Paix, et, depuis 1906, Paul Poiret dont on admire les somptueuses étoffes orientales, tout en portant encore les demi-teintes du maître Jacques Doucet. Poiret a surtout fait faire un pas décisif à la mode féminine en osant supprimer l´obligation du corset. Mais là encore, toutes ces dames ne le suivent pas pour autant. Dans les albums de Sem nous voyons exclusivement des dames au buste avancé, à la taille étranglée et au pouf accentué, bref à la silhouette ondulante bien caractéristique de cette époque.
Après sa croisière en Méditerranée orientale, Sem « croque » de temps en temps des audaces vestimentaires. Cette robe de Poiret portée par Ève Lavallière, ne lui a-t-elle pas rappelé la beauté classique des statues grecques du Parthénon ? Par ailleurs, il a remarqué et approuvé la simplicité audacieuse des tenues de Gabrielle Chanel et de son entourage. Après 1912, il est de plus en plus consterné de ce que devient la silhouette féminine, de ses jupes entravées et ses enjolivements ridicules de plumes, dentelles et autres colifichets. Sem, l´esthète, le mondain épris de vrai chic, ne veut et ne peut pas accepter de telles mascarades, même si elles émanent des grands couturiers : il va l´écrire et le dessiner.
Et ce seront d´abord l´album
Tangoville, puis, à peu près en même temps, les articles et les dessins provocateurs publiés dans
Le Journal qui aboutiront en Mars 1914 à l´album
Le Vrai et le faux chic. Il y eut scandale, un scandale calculé et voulu par Sem pour « guérir » la mode féminine de ce qu´il considère comme une étrange maladie.
Coquetteries et Buffonneries
Des articles du Journal, cinq correspondent en partie au texte de l´album Le Vrai et le Faux chic. Celui-ci est évidemment bien plus riche en dessins, des dessins hauts en couleurs et surchargés de détails, jetés de travers au hasard des pages, comme pour accentuer leur désordre inné. Les femmes ne sont pas arrangées, ni leurs toilettes, ni leurs coiffures, et l´on peut admirer la fantaisie des dessins de Sem, son sens du ridicule et du laid. Dans le style de ses buffonneries, ce sont des insectes qui donnent la mesure de la dégradation du physique des Parisiennes. Après avoir lourdement chargé ses caricatures de mode, Sem montre par quelques exemples comment « revenir » au « Vrai chic », et nous avons alors des dessins charmants, à la limite du mièvre.
Mais rien de novateur, aucune esquisse de ce que pourrait être la mode de demain, rien que la mode de la Belle Époque rajeunie, aussi belle qu´il l´a aimée jadis.
A l´exception du profil « d´une de nos plus élégantes Parisiennes sous un gracieux chapeau de Demay », dont Sem dit que chacun la reconnaîtra, et de la fameuse « dame au lévrier » qui n´est autre que Mme Forzane, une des premières clientes « avant la lettre » de Coco Chanel, il ne peut être mis aucun nom sur les dessins de l´album. Sem écrit : « les femmes que représentent mes dessins ne sont pas des exceptions choisies à plaisir pour les besoins de la cause. Non, ce sont des femmes comme vous en rencontrez partout [...] Ces toilettes qu´elles portent, je les ai reproduites telles à peu près que je les ai vues ». Et ce sont elles, finalement le véritable objet des caricatures.
Les articles contemporains de ces dessins, adressées aux lecteurs du Journal fustigent entre autres, les présentations de mode dans les maisons de couture de deuxième ordre, avec leurs parades musicales et les contorsions des mannequins, il rappelle « ce qu´était une grande maison de couture il y a 50 ans ». C’est Worth, qu’il cite, avec sa marque de distinction et garantie de discrétion, une plaque de marbre modeste, rue de la Paix.
Le prodigieux développement de l´industrie de la mode à Paris l´inquiète et lui déplaît au plus haut point, et il critique l´arrivée d´une clientèle étrangère riche, excentrique et comme par définition de mauvais goût. « C´est l´invasion des barbares » écrit-il. « A leur contact la vision légère de la Parisienne s´est altérée, son sens inné de la mesure et de la décence s´est oblitéré. [...] Ces exotiques, après avoir été empoisonnés par nos modes, volontairement outrées pour leur complaire, par un juste retour, corrompent maintenant notre goût traditionnel. C´est une intoxication réciproque ».
Un des articles de cette série s´intitule « Bochoff et Cie », c´est dire que l´ambiance anti-allemande de cette période juste avant la guerre de 1914 s´y exprime sans nuances. Le thème choisi est celui des petits ateliers de mode créés par des couturiers d´Outre-Rhin, voire même par des ex-premières de maisons de couture françaises, dans lesquels règne le mauvais goût teutonique sous le signe du casque à pointe.
Puis ce sont les « confectionneurs cosmopolites » et leurs « rabatteurs » que Sem dénonce, qui poursuivent les clientes possibles pour plus vendre, mieux vendre…
Mais il a confiance. Déjà lui a-t-on signalé que « de partout s´élèvent maintenant des protestations et des rires, et c´est devenu une sorte de manie de découvrir parmi les toilettes des prétextes à des comparaisons bouffonnes […] la presse a renchéri. Toute cette rumeur m´encourage ». Il exhorte les faiseurs de mode français à retrouver le sens du chic. « La Parisienne est notre petite idole ; c´est la charmante incarnation de notre goût, de notre chic national et traditionnel. On a classé et mis sous la protection de la loi les monuments, les rues, les places, les églises de Paris. Eh bien ! nous demandons que l´on classe aussi la Parisienne comme le plus précieux joyau de notre ville. […] Ne nous frappons pas. En dépit des mauvaises influences et malgré ses erreurs, Paris demeure la capitale du vrai chic [...] Hier, m´étant rendu à Longchamp, j´ai constaté avec un vif plaisir que ma campagne avait eu un premier résultat [...] J´ai éprouvé quelque fierté en pensant que j´avais été peut-être pour quelque chose dans ce revirement ».
(suite et fin, page 3)
Conception François San Millan et Martin Gouyou-Beauchamps